dimanche, avril 12, 2020

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Conserver le sens de l’accompagnement en EHPAD malgré le Covid-19

"La crise sanitaire liée au COVID-19 provoque un véritable séisme dans cet édifice en train de se construire, les décisions à prendre pour lutter contre l’épidémie allant parfois à l’encontre des valeurs qui guident habituellement les actions. Il s’agit de bien nommer ces valeurs et de bien les penser, pour que les contraintes liées aux mesures à prendre ne soient pas seulement source de frustration et de colère, mais deviennent aussi une source de créativité"
Par : Jean-Luc NoëlPsychologue clinicien, Paris Publié le : 10 Avril 2020
Les EHPAD ont su développer, depuis de nombreuses années, une culture de l’accompagnement des personnes âgées dépendantes. Cet accompagnement répond aux différents besoins des résidents, qu’ils soient liés aux maladies et aux déficits, ou  d’ordre psychologique et social. L’intégration de la singularité et de la personnalité de chaque résident est devenue une exigence à laquelle tentent de répondre les équipes. C’est un véritable mouvement de fond qui est en cours, qui nécessite travail et réflexion autour du positionnement professionnel et du sens de cet accompagnement, qui devient un accompagnement de la vie, quand elle prend la forme que l’on rencontre dans le grand âge. Ne l’oublions pas : cela nous invite à penser le sens de la vie face à l’inéluctable de la mort, pour faire que ces derniers moments restent des moments de vie malgré tout.

Dans cette culture de l’accompagnement, l’un des objectifs est d’être au plus près de la singularité de chaque résident, dans la prise en compte autant de ses habitudes de vie, que de sa manière de voir le monde, d’envisager la vie et de vivre le vieillissement. La question du respect des droits est devenue une véritable manière de travailler, de la question du consentement à celle de la liberté d’aller et venir, en passant par tout ce qui concerne l’autonomie décisionnelle à faire respecter et à rechercher, indépendamment de la dépendance psychique et cognitive.

Évidemment, ce travail quotidien est une véritable construction tant intellectuelle qu’organisationnelle, qui doit répondre à cette nécessité de faire des EHPAD de véritables lieux de vie, dans lesquels on soigne tout en restant respectueux des caractéristiques individuelles. Et cela dans un univers qui est collectif. Il s’agit ainsi de lutter contre les écueils qui nous poussent à la standardisation, aux stéréotypes, à la dénomination de l’autre par son handicap (c’est un fauteuil) ou des caractéristiques administratives (c’est un GIR 1). C’est aussi introduire la culture de la liberté de choix et de la collégialité. Tout un travail, certes, mais un travail qui avance et qui commence à porter ses fruits. Ce n’est pas sans raison que les EHPAD sont devenus de véritables lieux de vie de l’éthique, cette éthique appliquée aux pratiques qui permet de définir quelles actions ou quels renoncements seront les plus justes pour la personne, quand bien même cela déclenche des conflits entre les différents intervenants.

Bien entendu, l’on ne peut pas parler des EHPAD sans noter que ce ne sont, malgré tout, pas n’importe quels lieux de vie car, sans parler de fin de vie, l’EHPAD est le lieu de la fin de la vie. C’est une réalité que les EHPAD savent maintenant bien accompagner et gérer. Fini le temps de l’image des mouroirs, où des petits vieux dépourvus de singularité s’éteignaient plus ou moins à petit feu. Non : à présent, l’objectif est que l’EHPAD réponde au mieux aux besoins de cette dernière phase de la vie, quand s’invite la maladie, l’irrémédiable et que la question de la mort n’est pas une question lointaine, mais fait partie des pensées et des actions de tous. Certes, le déni de la mort, réalité occidentale moderne, infiltre aussi ces établissements, où même l’évidence de la fin n’est parfois pas reconnue. Malgré tout, de plus en plus, cette question de la fin, avec tout ce qu’elle implique comme décisions et comme actions à mener, se développe d’une manière pensée et intégrée. La culture des soins palliatifs a permis de bien réfléchir cette question de la finitude, des choix à privilégier, des illusions à abandonner. Même si l’EHPAD est le lieu de mort des résidents, c’est avant tout un lieu de vie, cette question de l’inéluctable restant une des variables à prendre en compte pour que, justement, ces fins de vies soient les plus respectueuses possible de ce que souhaitent les résidents, et pour que les prises de décision soient les plus justes possible.  Bien entendu, ces questions sont diversement traitées selon les EHPAD, mais le mouvement est là, et les exigences de tous font que ces questions ne peuvent plus être éludées. Petit à petit, ces questions imprègnent les pensées institutionnelles et le cadre de la mission des EHPAD.

La crise sanitaire liée au COVID-19 provoque un véritable séisme dans cet édifice en train de se construire, les décisions à prendre pour lutter contre l’épidémie allant parfois à l’encontre des valeurs qui guident habituellement les actions. Il s’agit de bien nommer ces valeurs et de bien les penser, pour que les contraintes liées aux mesures à prendre ne soient pas seulement source de frustration et de colère, mais deviennent aussi une source de créativité pour faire vivre ces valeurs dans ce contexte si particulier. C’est nécessaire, car on s’aperçoit tous les jours de la souffrance que cette crise occasionne aux soignants, dans le décalage entre ce que l’on réalise pour l’autre vulnérable et ce que l’on pense devoir idéalement, ou habituellement, réaliser. Cet écart est cet espace de souffrance, d’insatisfaction, de regret, de culpabilité et de désenchantement qui crée souffrance, démotivation, voire mauvaises pratiques, à un moment où les résidents ont encore plus besoin de nous.

L’absence de visites

L’orientation des EHPAD est d’intégrer le plus possible, et le mieux possible, les proches et les familles des résidents à la vie de l’établissement, en favorisant leur intégration, leurs visites et leur implication. L’interdiction des visites, en plus du drame relationnel qu’elle occasionne pour tous, contredit entièrement cette intégration en laissant l’impression que deux camps existent, dont l’un serait mis à l’écart des interventions et des informations. Il est donc primordial que, malgré cette nécessaire réalité d’isolement des plus vulnérables, se mettent en place des modalités de communication efficaces, régulières et faciles entre les résidents et leurs proches, et entre l’équipe de l’EHPAD et les familles. Cela nécessite bien entendu le recours aux outils numériques de communication, mais aussi à une communication individualisée avec chaque proche.  Les besoins d’un vieux conjoint qui vient tous les jours rendre visite à son épouse sont en effet très différents de ceux d’enfants qui viennent de manière plus irrégulière. Et si nous devons être cohérents avec notre conviction que les familles sont des interlocuteurs privilégiés dont nous ne pouvons pas nous passer, car le résident ne peut pas s’en passer, alors nous devons prendre les devants et anticiper ces informations, plutôt que d’attendre les questions. Cela nécessite, certes, une méthodologie et de l’organisation, mais ces communications doivent permettre aux proches d’anticiper des évolutions défavorables, dans une temporalité qui ne soit pas traumatique par sa brutalité.
 

Les fins de vie

Cette communication nous renvoie fatalement à la question de l’accompagnement de la fin de vie des résidents, pour lesquels la fragilité somatique peut rendre la contamination par le COVID sans espoir de guérison.
Les EHPAD sont habitués à gérer la question de la fin de vie, tant par les soins palliatifs qu’ils mettent en place, que par l’intégration de cette réalité démographique de la mort liée à l’âge et à la maladie, qu’ils intègrent dans leur quotidien. Les EHPAD sont des lieux où l’on parle de plus en plus de directives anticipées, de souhaits de fin de vie, de balance bénéfices/risques, d’accompagnement psychologique, social et spirituel des résidents et de leurs proches. Ce n’est donc pas la question de la mort qui pose souci, mais plutôt celle de ne pas pouvoir accompagner celle-ci selon les standards habituels de ce que l’on pense être un accompagnement réussi. Sans aller jusqu’à l’image idéalisée d’une mort pendant le sommeil, l’on parle bien d’une mort sans souffrance, accompagnée tant du point de vue médical que psychologique, social et spirituel. C’est donc bien ici que la souffrance peut intervenir, car l’on a affaire à des morts, souvent nombreuses, parfois douloureuses, sans présence de la famille, et que l’on peut avoir l’impression de ne pas avoir accompagnées. À cela s’ajoute l’absence des rituels de départ habituels, qui sont ici impossibles pour des raisons de santé publique. Cette absence laisse un sentiment d’irréalité et de détachement insupportable pour de nombreux soignants qui ont l’impression de ne pas s’occuper de leurs résidents, comme s’il ne s’agissait plus d’humains, mais d’objets sur lesquels aucun affect n’est porté. Parfois aussi, l’on observe un surinvestissement de certains soignants, qui souhaitent compenser les difficultés par une présence accrue auprès des résidents et de leurs familles, mais qui se retrouvent débordés autant pas le nombre de décès à gérer simultanément que par les ressentis douloureux, anxieux voire dépressifs que cette confrontation induit.
Cet écart entre l’idéal d’une mort bien accompagnée et une réalité qui peut laisser penser que l’on n’a pas réalisé les actions dans les règles de l’art sont une grande source de souffrance et de culpabilité qu’il est important de prendre en compte et d’évaluer, afin de trouver des moyens d’action qui permettent aux soignants de trouver sens à leur présence auprès des résidents.

Il est donc nécessaire que chaque établissement puisse mettre en parole cette difficulté à accompagner au mieux ces fins de vie, tout au moins dans la manière de penser le juste accompagnement et de partager sur ce que les résidents attendent de nous pour leur fin de vie. Cela implique que la question de la mort ne soit pas uniquement vue sous l’angle médical (qui ne doit cependant pas être négligé, en particulier pour que toute la médecine palliative puisse se mettre en place), mais aussi sous l’angle psychique et social. Cela conduit à se poser cette question, que l’on connaît bien en EHPAD : « Qu’est-ce qui est le plus important pour ce résident, à ce moment de sa vie ? » On ne peut répondre de manière standardisée à cette question. Car ce ne sont pas des vieux qui meurent, mais Monsieur Untel, ou Madame Unetelle. Cette affirmation permet aussi de parler de ce qui se joue, non pas pour les soignants, mais pour les résidents et permettre ainsi de trouver du sens à l’accompagnement.
Mais il faut aussi que chaque mort soit pensée dans des rituels à créer et à mettre en place. Le travail de l’Observatoire COVID-19 « Éthique et Société » autour des fins de vie, de la mort et du funéraire est pour cela une source d’inspiration indéniable et nécessaire. D’autant plus que cette question de l’isolement et de la fin de vie se double de la question de l’enfermement, ou tout au moins de la limitation du droit d’aller et venir qui, s’il est pensable pour des résidents qui n’ont pas de troubles cognitifs, l’est moins pour ceux qui en ont. Mais encore une fois, les EHPAD sont loin d’être démunis sur cette question. Les problématiques de secteur fermé, de gestion des troubles du comportement et d’articulation entre des comportements individuels et une vie collective sont le lot quotidien de nombreuses résidences. Les enseignements sur ces questions doivent nous aider à vivre l’enfermement non pas comme des gardiens, mais en conservant un esprit soignant qui intègre le respect de la sécurité, qui est un droit pour tous.

À ces conditions, et même dans ce cadre de mort de masse, chacun pourra retrouver du sens à son action, et ce à tous les niveaux et dans toutes les fonctions. La notion d’équipe est fortement mise à mal en cette période, par les crispations et l’épuisement tant physique que psychique induits par la crise. Et pourtant, c’est dans ces moments que la question du travail d’équipe prend tout son sens, par le soutien qu’il donne à chacun, par la cohésion et la cohérence des actions, par la force d’intervention qu’il permet. Mais cette réalité du travail d’équipe ne peut se concevoir qu’autour d’un travail psychique commun, qui engage chacun à réfléchir et à penser à son engagement, ce qui nécessite échanges, discussions, débats et surtout prise en compte des ressentis de la réalité de l’autre, dans sa temporalité et sa singularité.
C’est pourquoi il faut prendre soin de chaque membre de l’équipe, des soignants au personnel administratif et technique, qui est confronté à la réalité de la mort et de la relation aux résidents et aux familles, sans en avoir ni l’expérience ni la formation.
Là encore, les EHPAD sont loin d’être inexpérimentés. La question du travail d’équipe est au centre d’un fonctionnement optimal, avec des effectifs souvent limités et qui nécessitent de se retrouver rapidement sur des valeurs communes, pour accomplir au mieux les missions.  Cette culture du travail d’équipe, pluridisciplinaire, fait partie des éléments principaux de prise de décision quand les situations nous confrontent à un dilemme éthique, et la collégialité est souvent ce qui permet d’affronter les décisions difficiles à vivre sur le plan humain et affectif.
La collégialité reste donc notre arme dans ce temps de lutte contre l’épidémie. Il ne faut pas oublier de lui donner vie, même si le temps manque et si d’autres impératifs pourraient sembler la reléguer à une place secondaire. Car à tout jamais face à la mort, seule la parole, la mise en perspective de la diversité des ressentis et des points de vue, les échanges autour des valeurs peuvent nous permettent de sortir vainqueurs. Et ces valeurs ne sont pas seulement les valeurs éthiques habituelles (humanité, respect...), mais aussi celles du partage, de l’amitié, de la douceur et de la fraternité.

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