lundi, décembre 09, 2019

Jean-Michel Delacomptée: «Sans accès à la grande littérature, l’horizon des jeunes gens se rétrécit»


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FIGAROVOX/ENTRETIEN - Réputé pour ses remarquables portraits littéraires de grands esprits et de personnages historiques, l’écrivain Jean-Michel Delacomptée explique son art. Il confie ses inquiétudes sur la transmission de la littérature classique à la jeunesse, mais aussi ses espoirs.
Jean-Michel Delacomptée. Photo Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro
Jean-Michel Delacomptée. Photo Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro Le Figaro

Agrégé de lettres et universitaire, l’écrivain Jean-Michel Delacomptée est un auteur renommé pour ses nombreux portraits littéraires - Montaigne, Racine, Bossuet, Saint-Simon, notamment- souvent parus dans la prestigieuse collection «L’Un et l’autre» de J.-B. Pontalis chez Gallimard.
Egalement romancier et essayiste, il a en particulier donné au public «Notre langue française» (Fayard, 2018), distingué par le Grand prix Hervé Deluen de l’Académie française.
Jean-Michel Delacomptée publie La Bruyère, portrait de nous-mêmes(Robert Laffont, coll. Les Passe-Murailles, 2019, 216 p., 18€), salué par la critique.

FIGAROVOX.- Si vous avez publié des essais et des romans remarqués, vous êtes d’abord connu comme auteur de portraits littéraires de grands esprits -Montaigne, La Boétie, Racine, Bossuet, La Bruyère, Saint-Simon - et de personnages historiques qui furent leurs contemporains: Ambroise Paré, François II, Henriette d’Angleterre et la confidente d’Anne d’Autriche, Madame de Motteville. D’où vient votre prédilection pour les XVIe et XVIIe siècle?
Jean-Michel DELACOMPTÉE.- La langue du XVIe et du XVII siècles possède un charme puissant. C’est une langue neuve, riche d’une énergie juvénile, nourrie de la rigueur du latin, et imprégnée d’une grandeur royale. Il suffit de penser au tranchant de la prose de Pascal ou des vers de Racine pour en saisir la force, la sobre éloquence, pour mesurer l’intensité à laquelle s’élève cette langue musclée, sans concession, sans bavardage. L’art des formules, des aphorismes, de l’éclat, est porté à un très haut degré au Grand Siècle.
La prédilection pour l’âge classique que vous évoquez vient de ma lecture approfondie de La Princesse de Clèves, réalisée dans le cadre d’une thèse qui avait pour sujet la jalousie amoureuse dans la littérature française. Auparavant, la lecture familière de Montaigne m’avait familiarisé avec la littérature du XVIè siècle, ce qui incluait naturellement Rabelais, La Boétie, Brantôme, D’Aubigné et les poètes de la Renaissance. Je tiens à rappeler qu’on étudiait ces auteurs au lycée. Plus tard, je me suis passionné pour le genre des Mémoires, en particulier ceux de l’âge classique.
Pour autant, mes centres d’intérêt ne se limitent pas à ces deux siècles, tant s’en faut. Saint-Simon, auquel j’ai consacré un portrait, est un auteur du XVIIIe (il est mort en 1745). J’ai écrit des articles sur bien d’autres sujets, notamment sur Proust, sans même m’arrêter sur un portrait plus personnel, Écrire pour quelqu’un (Gallimard, coll. L’Un et l’autre, 2014, NDLR), hommage à la figure du père qui, tout en se rapportant à ma propre vie, la déborde largement, parce qu’écrire sur soi et sa vie n’a de sens, à mes yeux, que si l’on sort de soi. Bref, je ne suis et ne me veux spécialiste de rien, ni d’une époque, ni d’un seul thème, ni même d’une seule forme d’écriture.
Le genre du portrait littéraire n’est pas une biographie, pas un essai non plus. Comment le définir?
Le portrait, genre peu pratiqué en tant que tel, se trouve au cœur de l’art du roman. C’en est comme la quintessence. Le portrait est, par exemple, au cœur de La Comédie humaine, de La Recherche du temps perdu, des Mémoires en général, et, finalement, de toutes les œuvres d’envergure, à commencer par Les Caractères de La Bruyère. Mais il a bien d’autres caractéristiques. Il n’ambitionne pas l’exhaustivité de la biographie, ne cherche pas à épouser la linéarité d’une vie.
L’exigence stylistique se révèle primordiale dans l’art du portrait. Rien de l’effort, rien de l’huile de coude ne doit apparaître.
Il relève de l’essai par la subjectivité qu’il assume, mais sa démonstration valorise une approche sensible plutôt que conceptuelle ou théorique. Le portrait incarne. C’est un procédé d’insistance sur certains traits, certaines lignes de force qui concentrent la vérité d’un être pour en faire un destin, et d’une époque pour en extraire les caractéristiques. Quant à la nature littéraire du portrait, elle tient à la manière d’aborder ce dont il traite. À la différence de la biographie, l’exigence stylistique se révèle primordiale dans l’art du portrait. Dans cette exigence, qui est celle de l’écrivain par opposition à «l’écrivant» dont parle Roland Barthes, chaque phrase, chaque mot s’imposent par une nécessité interne. Dans le portrait, qui peut remplir aussi bien une page que deux cents, le rôle de la composition est également essentiel. Pour rendre compte de la singularité d’un être, la composition doit d’être singulière. Il faut donc la construire. De là surgit l’unicité d’une vie élevée au rang de destin. En outre, il existe un lien étroit entre l’art du portrait et la peinture. Au fond, le portrait littéraire, c’est un art de peindre avec les mots. Le portraitiste recherche la justesse du trait.
Ce n’est pas tout. L’art du portrait introduit une tension de nature romanesque dans la narration qu’il mène. Ce point m’importe à l’extrême. Un portrait s’apparente à un récit, avec le rythme que ce terme implique. Par là-dessus, il est évidemment indispensable de s’imprégner d’une époque pour en faire revivre l’esprit. Ressusciter des individus oblige à reconstituer leur sensibilité et le contexte historique dans lequel ils ont vécu. Par conséquent, un portrait littéraire - mais tout portrait digne de ce nom est littéraire - nécessite un vaste effort de style et d’information, avec cette condition sine qua non qu’il ne faut laisser subsister aucune trace du travail entrepris. Rien de l’effort, rien de l’huile de coude ne doit apparaître. En cela résident, idéalement, l’art et le défi.
Vous avez consacré une étude remarquable à La Princesse de Clèves (Passions. La Princesse de Clèves, Arléa Poche, 2015), oeuvre qui a tant fait souffrir Nicolas Sarkozy au lycée. Pourquoi cette lecture exigeante est-elle encore profitable à un jeune homme ou à une jeune fille d’aujourd’hui?
Le personnage de la princesse de Clèves, qui confère son nom au roman, est un modèle humain qui devrait inciter les jeunes gens du XXIe siècle à réfléchir sur eux-mêmes. N’oublions pas que l’héroïne, lorsqu’elle arrive à la cour d’Henri II, se trouve dans sa seizième année. Elle a donc quinze ans, et, nonobstant la précocité plus grande à l’époque qu’aujourd’hui, c’est une adolescente.
Un jeune de 2019 peut s’identifier à elle, du moins essayer, d’où l’intérêt d’étudier ce roman au lycée. Ajoutons que la peinture de l’amour par Madame de Lafayette, l’énigme du renoncement au bonheur que raconte le roman, la société de cour qu’il décrit, procurent au lecteur contemporain un magnifique éloignement dans le temps. En fait, quel que soit l’âge du lecteur, le miracle de ce roman qui a traversé les siècles tient à ce qu’il offre matière à s’interroger sur soi-même. Tel est d’ailleurs le miracle de toutes les grandes œuvres.
Il y a, dans La Princesse de Clèves, une description des rapports entre les hommes et les femmes qui mérite qu’on s’y plonge.
Il y a ainsi, de façon exemplaire, dans La Princesse de Clèves une description des rapports entre les hommes et les femmes qui mérite qu’on s’y plonge. Ce roman renferme une inépuisable évocation des passions - passion amoureuse, passion du pouvoir, passion de l’absolu. À rebours de l’interprétation habituelle qui fait de Madame de Lafayette une féministe pour qui les femmes sont toujours des victimes et les hommes des coureurs de jupon, son roman peint des femmes dominantes, marquées par le goût du pouvoir, et présente des hommes sentimentaux, subjugués, et, en quelque sorte, surnuméraires. Saisi dans les replis du texte, le féminisme de Mme de La Fayette offre de riches aperçus sur le néoféminisme d’aujourd’hui.
Les bacheliers de 2019, juge-t-on souvent, ont une connaissance moindre de ces auteurs classiques que leurs prédécesseurs voilà cinquante ans, faute de les avoir autant étudiés en classe. Quelles en sont les conséquences pour ces adolescents?
Imaginez que Notre-Dame de Paris soit rasée. Délaisser complètement la littérature classique constituerait une catastrophe de même nature. Un continent linguistique s’éloigne de la jeunesse actuelle, avec le risque qu’il disparaisse corps et biens.
Toutes les racines de la langue française, son corps même, viennent de la littérature de l’âge classique. Ne plus fréquenter celle-ci entraîne la méconnaissance foncière de notre langue.
La conséquence en est très concrète: l’horizon des jeunes gens se rétrécit. La modernité se caractérise par une spécialisation croissante des métiers et des savoirs. Cette dissociation croissante, cette déliaison continue, obscurcit le rapport au monde, dont le sens ne cesse de s’effacer. Les seuls instruments de liaison, ce sont la culture générale et la maîtrise de la langue. Toutes les racines de la langue française, son corps même, viennent de la littérature de l’âge classique. Ne plus fréquenter celle-ci entraîne la méconnaissance foncière de notre langue. Et la déperdition de la langue entraîne celle de la pensée. C’est en cela que l’enseignement des lettres relève profondément de la politique, et qu’il est urgent de s’interroger sur les méthodes qu’il promeut.
L’enseignement de la littérature s’est transformé en une sorte d’entreprise de vivisection des textes, déplorez-vous. Mais n’est-il pas naturel de les décortiquer pour les comprendre?
Comparé à l’enseignement de la littérature que l’on recevait au lycée encore dans les années Soixante, la rupture est à peu près totale. Désormais, le professeur de français est invité à se transformer en médecin légiste. Le texte littéraire fait figure de cadavre qu’on dissèque. Jadis, au lycée, les grands textes étudiés étaient plus nombreux, et le professeur analysait les mots, le rythme, la composition pour comprendre et justifier les choix de l’écrivain. Un sentiment de respect et d’admiration pour la puissance évocatoire des œuvres allait de soi. Dorénavant, un langage techniciste est de rigueur pour appréhender les textes, qu’on soumet à des catégories thématiques. L’œuvre est devenue la servante de préoccupations qui lui sont extérieures.
On s’acharne sur le squelette au mépris de la chair. En vertu de cette logique, étudier une page de Chateaubriand ou un texte publicitaire obéit aux mêmes règles.
On s’acharne sur le squelette, en quelque sorte, au mépris de la chair. En vertu de cette logique, étudier une page de Chateaubriand ou un texte publicitaire obéit aux mêmes règles.
Ce changement calamiteux s’explique par le sentiment d’infériorité qu’éprouvent, depuis la fin des années Soixante, les spécialistes des Lettres envers les sciences «dures». Ils ont cherché à les imiter. Dans toutes les disciplines, du reste, l’idéal d’un savoir scientifique et technique prévaut aujourd’hui. Or sans culture générale fédératrice - et c’était précisément le dessein de l’humanisme à la Renaissance -, le risque est grand de voir les connaissances réduites au statut de fragments orphelins d’une signification d’ensemble.
Sommes-nous vraiment moins amoureux de la langue française que les générations qui nous ont précédés? Notre lien avec elle s’est-il distendu?
Le phénomène le plus douloureux est l’invasion du globish, cette façon insupportable de singer l’anglo-américain. En outre, l’anglomanie d’une partie importante des élites françaises semble répondre au désir de se valoriser de façon paresseuse.
Le règne de la publicité favorise un rapport de persuasion sophistique sur l’effort d’argumentation et de démonstration.
On a affaire ici à un snobisme ravageur, et à un exemple frappant de servitude volontaire. Plus grave encore, je crois, nous voilà pris dans la nasse de la communication triomphante. L’artifice qui en découle, propre à sa fonction illusionniste et mensongère, affaiblit la substance de notre langage. Celui-ci se délite. Flottante, insincère, notre langue est de moins en moins tenue. De surcroît, dans le domaine politique, le flou et la fadeur des termes employés ont pour intérêt de n’exclure, de ne discriminer personne, au détriment de la clarté, de la vigueur, de tout ce qui permet de discerner la vérité du factice, de les distinguer, de les discriminer, au sens strict du verbe «discriminer». Il est frappant de constater combien le règne de la publicité favorise un rapport de persuasion sophistique sur l’effort d’argumentation et de démonstration. Tout cela concourt à ce que notre langue s’affaiblisse en tant qu’instrument indispensable à l’éclaircissement des pensées et des actes.
En face de ces nombreux motifs d’inquiétude, n’existe-t-il pas des raisons d’espérer?
Abuser des prédictions de Cassandre nuit à la santé. Ne perdons pas confiance.
La littérature d’exigence, l’amour de la langue et, souterrainement, la poésie, vivent toujours.
La littérature d’exigence, l’amour de la langue et, souterrainement, la poésie, vivent toujours. Les jeunes talents fourmillent, même s’ils ne sont pas nécessairement reconnus. L’art oratoire n’a pas disparu des prétoires. La chanson à texte reste vivace. Dans le domaine de l’éducation nationale, même s’il ne faut pas se leurrer sur leur portée, les efforts du ministre Blanquer sont soutenus par l’opinion publique, consciente de l’effondrement de l’orthographe et de la syntaxe, dont les réseaux sociaux offrent le spectacle déplorable. Cependant, ne nous y trompons pas. Les forces qui poussent en sens contraire sont si puissantes qu’un sursaut, pour être effectif, réclame une volonté tenace.