https://xavieralberti.org/2019/07/21/la-societe-des-hysteriques/
XAVIER
ALBERTI
Au fil des réseaux sociaux, des polémiques, des crises plus
ou moins profondes, des affrontements plus ou moins larvés, une évidence se
dessine: Ce qui mine nos sociétés c’est la radicalité avec laquelle chacun
veut, non plus seulement exprimer, mais imposer ce qu’il est, qu’il s’agisse de
religion, de sexualité, de politique, d’alimentation, de tenue vestimentaire,
d’origines ou de position sociale.
Partout, tout le temps, en toute circonstance, nous
brandissons notre drapeau ou celui de notre communauté, fut-elle
groupusculaire, pour exiger notre « droit à » sans plus jamais s’encombrer de
notre « devoir de »… à commencer par celui de fraternité sur laquelle repose
notre contrat social.
Lentement mais sûrement, derrière l’affirmation de nos égos
et de nos égoïsmes, la cohésion vole en éclat et la République recule, recule
encore, recule toujours jusqu’à être confinée dans les espaces-temps étriqués
de sa représentation la plus symbolique, celle des grandes victoires sportives,
des deuils nationaux et de quelques grandes dates de son Histoire. En dehors de
ces spasmes parfois extrêmes, les hordes d’individus massacrent méthodiquement,
au nom de leur identité, la matrice citoyenne, celle qui devrait transcender
les communautés pour les couronner de la seule qui les réconcilie toutes, la
communauté nationale, rassemblée sous le regard protecteur de la République.
Mais voilà, il n’existe ni valeurs centrales de cohésion ni
paix sociale dans un pays où l’individu prend le pas sur le citoyen, où le
vegan attaque le boucher, où le supporter pille le commerçant, où l’hétéro s’en
prend au gay, où le manifestant menace le député, où le député boycotte le
militant, où le délinquant caillasse le pompier, où le Français de trois
générations montre du doigt celui qui n’en compte qu’une, où l’écologiste
fauche le champs de l’agriculteur, où l’automobiliste attaque le cycliste, où
le cycliste attaque le motard… et inversement bien sûr, personne n’ayant le
monopole de la violence, de la bêtise et du rejet.
Dans le même temps, non contente de générer son
archipélisation, notre société frénétique a décidé qu’il fallait parler cash,
intronisant ce slogan qui a fait le succès des Le Pen puis de tous les
populistes qui lui ont succédé en France et dans le monde, selon laquelle il
faudrait « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Ainsi la
société du parler cash permanent, des grandes gueules médiatisées et des
bonimenteurs youtubés a-t-elle pris le pas sur tout le reste, par la
transgression permanente, au nom d’une vérité qui serait enfouie et interdite,
finissant d’hystériser chaque sujet, jusqu’à l’absurde, jusqu’à la nausée,
jusqu’à l’injure.
Pourtant, s’il nous arrive effectivement de penser tout bas,
c’est probablement parce que ce qui se niche là ne mérite ni la lumière, ni le
bruit, seulement la pénombre des sous-terrains nauséabonds, ceux qui abritent
nos bas instincts, nos réflexes médiocres, nos rancoeurs ressassées et nos
croyances imbéciles. Alors dire tout haut, à quoi bon, sauf à vouloir jucher
son nom et sa photo sur un tas de fumier. Ceux qui s’enorgueillissent de dire
ce que les autres taisent ne sont, bien souvent, que les porte-voix de leur
seule renommée au service de leur seule démagogie.
En réalité, derrière ce pari de l’hystérisation, il y a la
conjugaison de l’intérêt de ceux qui monétisent la violence pour en tirer des
profits, et de ceux qui l’électoralisent pour en tirer le pouvoir. La vie
politique américaine nous démontre qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un
moment réel de l’Histoire politique de notre planète. Enfin, ne nous y trompons
pas, au terme de ce processus, il y a immanquablement l’asservissement ou la guerre
et rien ne semble pouvoir arrêter ce phénomène puisque la rationalité est
forcément fille du complot et que l’espérance est évidemment soeur de la
naïveté.
En fait de grandes gueules nous aurions besoin de grands
esprits, au lieu de larges épaules il nous faudrait des grands cœurs, plutôt
que de grands discours il nous faudrait de grands élans, plutôt que
d’instantanéité nous aurions besoin de temps pour penser une ère et une planète
en pleine révolution, plutôt que des clash il nous faudrait des controverses,
plutôt que de tonitruantes déclarations il nous faudrait des mots précis et
posés, en guise d’injonctions à prendre position il nous faudrait des
invitations à penser, en guise de certitudes il nous faudrait « l’esprit fécond
du doute », plutôt que des polémistes il nous faudrait des pédagogues, plutôt
que des pyromanes il nous faudrait des forestiers.
Il en va de nos sociétés comme de nos âmes, où s’affrontent
des forces contradictoires, des passions sombres et des inspirations
lumineuses, le pire et le meilleur de nous… deux loups, dit la légende, l’un
incarnant le mal, la colère, l’envie, la supériorité et l’égo; l’autre le bien,
c’est à dire l’espoir, l’humilité, la bienveillance et la compassion.
Invariablement, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs,
le vainqueur est celui que nous nourrissons.
XAVIER ALBERTI