dimanche, mars 10, 2019

https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0600818025803-raphael-enthoven-les-gilets-jaunes-refusent-dentendre-quils-ont-ete-entendus-2250700.php


Raphaël Enthoven : « Le mouvement des gilets jaunes n'ira pas plus loin »
DANIEL FORTIN / Rédacteur en chefDOMINIQUE SEUX / Directeur délégué de la rédaction      Le 08/03 à 06:45Mis à jour à 12:29 




Le philosophe essayiste Raphaël Enthoven.
Le philosophe et essayiste Raphaël Enthoven. - Constant Formé-Bècherat/Hans Lucas/AFP
Près de quatre mois après la crise des « gilets jaunes », l'essayiste Raphaël Enthoven analyse pour « Les Echos » ce mouvement dont l'insigne faiblesse, selon lui, est de n'avoir jamais fait l'effort de passer du rejet au projet.
Le mouvement des « gilets jaunes » a commencé mi-novembre. Presque quatre mois après, qu'en reste-t-il ?
On pourrait dire aussi que les « gilets jaunes » sont apparus à Athènes, au VIe siècle avant notre ère, quand s'est ouvert un abîme entre les possédants et le petit peuple surendetté. Ou qu'on les retrouve à Rome, un siècle plus tard, quand l'oligarchie se vit opposer un refus plébéien de s'engager dans l'armée. En fait, les « gilets jaunes » sont aussi anciens que la démocratie elle-même, dont ils contestent les institutions chaque fois qu'elle échoue à garantir les libertés matérielles. Rien de nouveau dans les cérémonies saturnales auxquelles nous assistons depuis novembre. Que reste-t-il d'une colère qui n'a jamais réussi à condenser en propositions précises ? Pour le meilleur : l'irremplaçable sentiment d'une fraternité retrouvée, l'expérience précieuse d'une solidarité concrète et le retour sur le devant de la scène de l'éthique de conviction, et (tout de même) dix milliards d'euros de concessions... Mais pour le pire, l'amertume d'un mouvement qui n'a jamais fait l'effort de passer du rejet au projet, le gâchis d'avoir refusé toute députation (qui les prive d'une liste aux européennes) et la désolation d'avoir basculé dans la violence ad hominem. Le mouvement peut continuer indéfiniment (c'est agréable de se retrouver chaque samedi) mais, à mon avis, il n'ira pas plus loin.

De quels symptômes a-t-il été l'expression ?
Ou de quelles pathologies a-t-il été le symptôme ? Elles sont nombreuses. Le sentiment que ce qui manque a été dérobé par ceux qui ont davantage ; le sentiment que la faiblesse est une vertu, et la force une méchanceté ; l'illusion que l'égalité des droits est une égalité des compétences (et « qu'on va leur apprendre à gouverner, à tous ces incapables ! ») ; la confusion de ce qu'on souhaite et de ce qu'on croit (l'attentat de Strasbourg est une manoeuvre, puisque ça m'arrange de le penser) ; le sentiment que la colère est tellement légitime qu'elle est dispensée d'avoir un contenu précis (le dessinateur Xavier Gorce résume la chose en une phrase : « Nous exigeons ! Mais n'essayez pas de nous piéger en nous demandant quoi ») ; le désir de penser qu'on vit en dictature pour justifier le fait, en retour, de s'en prendre à des symboles de l'Etat ; la faiblesse, en somme, d'un mouvement qui s'est complu dans le refus et s'est privé de moyens d'action concrets (c'est-à-dire de porte-parole) au moment où il avait l'oreille des Français. Tant pis.

La société française a-t-elle vécu - hors élections - ce que d'autres pays, le Royaume-Uni, l'Italie, les Etats-Unis vivent à l'occasion de rendez-vous électoraux ? Bref, est-ce notre système institutionnel qui est incapable de « réguler » les mécontentements ?
La violence des 'gilets jaunes' tient au désir de fabriquer un ennemi, plus qu'à l'envie de l'abattre.
Ce ne sont pas les institutions qui sont en cause, mais les partis politiques. Aucun d'eux n'était en mesure d'incarner le mouvement. Ni les insoumis qui, en jetant de l'huile sur le feu, ont vendu leur âme pour une bouchée de pain. Ni l'UPR, dont l'entrisme culmine en quelques lignes europhobes dans des faux tracts « officiels ». Ni DLF malgré les surenchères complotistes de Dupont-Aignan. Ni le Rassemblement national, dont la cheffe démonétisée n'arrive pas à applaudir ni à désavouer des agressions de gendarmes. Aussi le mouvement n'a-t-il jamais réussi à se donner une colonne vertébrale. Il n'y a pas d'opposition en France, susceptible de canaliser le mécontentement. Juste des groupuscules, des parasites et des récupérateurs qui font la danse du ventre en « gilet jaune ». La France n'est pas un pays dépolitisé, dont les citoyens apathiques se contenteraient d'aller dans l'isoloir une fois tous les cinq ans. Mais un pays hyperpolitisé, dont les vigilants citoyens se méfient des gens qu'ils ont élus. Or, quand personne ne capte cette méfiance pour la mettre en discours, elle culmine dans la haine et la violence.

Quel est votre avis de philosophe sur la part de l'économique (pouvoir d'achat ou autre) et de la revendication sociétale (isolement, mépris de classe etc.) dans l'avènement de ce mouvement ?
Quand on galère, il est normal qu'on s'accroche à la solidarité comme à l'objet de son amour, et au gouvernement comme à l'objet de sa haine. Mais les gens qui se contentent d'expliquer ce mouvement par la détresse ou la misère peinent à expliquer la disparité des « gilets jaunes ».

À LIRE AUSSI
Pourquoi le chômage est absent du mouvement des « gilets jaunes »
Et pour cause : il y a bien autre chose dans cette révolte, qui tient davantage à la représentation, qu'à la justice. L'enjeu n'est pas simplement d'améliorer les conditions de vie en se donnant le gouvernement pour bouc émissaire, mais d'accéder à la visibilité. De ce point de vue, l'objet gilet jaune est un coup de génie, puisqu'il rend spectaculaire l'anonymat lui-même ! Il transforme en fierté l'absence de grade. Et il donne à la décision de porter un gilet jaune (dont tout le monde dispose) la force d'une conversion.

La violence verbale ou physique vous a-t-elle étonné dans ce mouvement ou à ses marges ?
Non. La violence des casseurs n'est pas une transgression, mais une façon d'obéir à ce que Romain Gary appelle, dans « Chien blanc », une « société de provocation » - c'est-à-dire une société d'abondance qui pousse indéfiniment à la consommation tout en privant une grande partie de sa population des moyens d'assouvir les appétits qu'elle suscite... Quant à  la violence des « gilets jaunes » eux-mêmes (les guillotines, les potences, les « Brigitte, à poil ! » etc.), elle tient au désir de fabriquer un ennemi, plus qu'à l'envie de l'abattre. L'enjeu n'est pas de tuer le président ni de violer son épouse. Mais de se représenter le président en souverain déchu que la guillotine menace. La violence ne sert qu'à accréditer - en la nourrissant de son vacarme et de ses images - la thèse absurde d'un monarque Macron bientôt étêté par des sans-culottes. La violence des « gilets jaunes » est uniquement là pour donner corps au fantasme d'un Etat tyrannique. Or, c'est ainsi que naissent les tyrannies : par le sentiment de gagner en liberté quand on dénonce les lois qui la préservent.

Notre Ve République (et peut-être chacun de nous) hésite entre le « vertical » et la demande d'« horizontal »... Quel est le bon niveau d'administration à l'heure des réseaux sociaux ?
Le problème est plus temporel que spatial. La question de savoir où doit se trouver le gouvernement vient après la question de savoir à quel rythme les décisions sont prises. En somme, c'est une banalité : le temps politique est hanté par l'immédiat. Ce qui a pour conséquence de soumettre la décision du souverain à l'humeur de son peuple (Chirac était le champion de cette pantinisation de lui-même, qui calait la « décristallisation » des pensions des anciens combattants coloniaux sur le jour de la sortie du film « Indigènes »)... Comment gouverner à ce rythme-là ? Comment voir plus loin que le bout de son nez quand l'oeil est attiré par tout ce qui brille ?  Le RIC [référendum d'initiative citoyenne, NDLR] est à la pointe de cette involution démocratique, qui soumet le gouvernant au temps publicitaire de la popularité, et le prive ainsi de toute possibilité d'action dans le temps. Au temps perdu des réseaux sociaux et de la quête de popularité, la politique exige, à l'inverse, d'opposer le temps retrouvé, c'est-à-dire le temps long. La verticalité viendra ensuite. D'elle-même.

Emmanuel Macron a réagi avec le grand débat... Demande-t-on à un chef de débattre ou de décider ?
Le combat loyal du président en bras de chemise, face à des maires courtois mais sans merci, donne une belle image de la politique.
Débattre était une décision. Et une façon de répondre à l'accusation de n'être pas entendu. Quand les gens se sentent méprisés, quand ils ont le sentiment d'être regardés d'en haut comme des bêtes curieuses, la moindre des choses est de descendre dans l'arène. Un président qui se retrousse les manches pour affronter des questions difficiles, tout en demandant aux Français leur sentiment sur les alternatives qui se posent à lui  ne donne pas de la politique une mauvaise image. Et puis il est trompeur (à mon avis) de croire qu'on débat avant de décider. Dans la vie comme en politique, on décide, et ensuite seulement on délibère... D'ailleurs, les gens ne veulent pas d'un président qui change d'avis. Mais d'un président qui ne redoute pas de les affronter.

Comment un pays peut-il passer de ce qui a paru être de l'optimisme en 2017 à la dépression en 2019 ? Quels ressorts mentaux sont à l'oeuvre ?
Les gens qui se réjouissaient de la victoire d'Emmanuel Macron et ceux qui voudraient voir sa tête en haut d'une pique aujourd'hui ne sont pas les mêmes ! Et l'on peut difficilement parler du pays entier, à chaque fois. En revanche, les deux phénomènes (l'émergence d'En marche et le mouvement des « gilets jaunes ») ont en commun d'avoir ubérisé les structures habituelles de la représentation. Aucun des outils datant de l'époque où le pouvoir se partageait en droite et gauche et Internet n'était qu'un épiphénomène ne permet de penser adéquatement la façon dont ces mouvements sont apparus. La mise en réseau d'un enthousiasme lui donne une force qu'aucun parti traditionnel ni aucun organe de presse n'a jamais eu. C'est à ces apparitions fulgurantes qu'il faut être attentif à mon sens, et non aux motifs qu'elles se donnent, et qui varient selon les modes.

Les dirigeants sont-ils condamnés à l'impuissance dans un monde qui se moque des frontières ?
Pas plus qu'auparavant. Comme dit Machiavel, à la fin du « Prince » : « Ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir. » En d'autres termes, les dirigeants ne sont pas responsables des malheurs et des infortunes causées par le village global, mais ils sont responsables de ce qu'ils en font. L'impuissance n'est pas l'incapacité d'inverser le cours des choses (qui peut cela ?), mais de baisser les bras. Aucun dirigeant ne peut tout. Mais aucun n'a le droit de renoncer à tout entreprendre. En cela, l'impuissance est d'abord un choix.