vendredi, novembre 29, 2019


https://xavieralberti.org/2019/07/21/la-societe-des-hysteriques/



XAVIER ALBERTI

Au fil des réseaux sociaux, des polémiques, des crises plus ou moins profondes, des affrontements plus ou moins larvés, une évidence se dessine: Ce qui mine nos sociétés c’est la radicalité avec laquelle chacun veut, non plus seulement exprimer, mais imposer ce qu’il est, qu’il s’agisse de religion, de sexualité, de politique, d’alimentation, de tenue vestimentaire, d’origines ou de position sociale.

Partout, tout le temps, en toute circonstance, nous brandissons notre drapeau ou celui de notre communauté, fut-elle groupusculaire, pour exiger notre « droit à » sans plus jamais s’encombrer de notre « devoir de »… à commencer par celui de fraternité sur laquelle repose notre contrat social.

Lentement mais sûrement, derrière l’affirmation de nos égos et de nos égoïsmes, la cohésion vole en éclat et la République recule, recule encore, recule toujours jusqu’à être confinée dans les espaces-temps étriqués de sa représentation la plus symbolique, celle des grandes victoires sportives, des deuils nationaux et de quelques grandes dates de son Histoire. En dehors de ces spasmes parfois extrêmes, les hordes d’individus massacrent méthodiquement, au nom de leur identité, la matrice citoyenne, celle qui devrait transcender les communautés pour les couronner de la seule qui les réconcilie toutes, la communauté nationale, rassemblée sous le regard protecteur de la République.

Mais voilà, il n’existe ni valeurs centrales de cohésion ni paix sociale dans un pays où l’individu prend le pas sur le citoyen, où le vegan attaque le boucher, où le supporter pille le commerçant, où l’hétéro s’en prend au gay, où le manifestant menace le député, où le député boycotte le militant, où le délinquant caillasse le pompier, où le Français de trois générations montre du doigt celui qui n’en compte qu’une, où l’écologiste fauche le champs de l’agriculteur, où l’automobiliste attaque le cycliste, où le cycliste attaque le motard… et inversement bien sûr, personne n’ayant le monopole de la violence, de la bêtise et du rejet.

Dans le même temps, non contente de générer son archipélisation, notre société frénétique a décidé qu’il fallait parler cash, intronisant ce slogan qui a fait le succès des Le Pen puis de tous les populistes qui lui ont succédé en France et dans le monde, selon laquelle il faudrait « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Ainsi la société du parler cash permanent, des grandes gueules médiatisées et des bonimenteurs youtubés a-t-elle pris le pas sur tout le reste, par la transgression permanente, au nom d’une vérité qui serait enfouie et interdite, finissant d’hystériser chaque sujet, jusqu’à l’absurde, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’injure.

Pourtant, s’il nous arrive effectivement de penser tout bas, c’est probablement parce que ce qui se niche là ne mérite ni la lumière, ni le bruit, seulement la pénombre des sous-terrains nauséabonds, ceux qui abritent nos bas instincts, nos réflexes médiocres, nos rancoeurs ressassées et nos croyances imbéciles. Alors dire tout haut, à quoi bon, sauf à vouloir jucher son nom et sa photo sur un tas de fumier. Ceux qui s’enorgueillissent de dire ce que les autres taisent ne sont, bien souvent, que les porte-voix de leur seule renommée au service de leur seule démagogie.

En réalité, derrière ce pari de l’hystérisation, il y a la conjugaison de l’intérêt de ceux qui monétisent la violence pour en tirer des profits, et de ceux qui l’électoralisent pour en tirer le pouvoir. La vie politique américaine nous démontre qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un moment réel de l’Histoire politique de notre planète. Enfin, ne nous y trompons pas, au terme de ce processus, il y a immanquablement l’asservissement ou la guerre et rien ne semble pouvoir arrêter ce phénomène puisque la rationalité est forcément fille du complot et que l’espérance est évidemment soeur de la naïveté.

En fait de grandes gueules nous aurions besoin de grands esprits, au lieu de larges épaules il nous faudrait des grands cœurs, plutôt que de grands discours il nous faudrait de grands élans, plutôt que d’instantanéité nous aurions besoin de temps pour penser une ère et une planète en pleine révolution, plutôt que des clash il nous faudrait des controverses, plutôt que de tonitruantes déclarations il nous faudrait des mots précis et posés, en guise d’injonctions à prendre position il nous faudrait des invitations à penser, en guise de certitudes il nous faudrait « l’esprit fécond du doute », plutôt que des polémistes il nous faudrait des pédagogues, plutôt que des pyromanes il nous faudrait des forestiers.

Il en va de nos sociétés comme de nos âmes, où s’affrontent des forces contradictoires, des passions sombres et des inspirations lumineuses, le pire et le meilleur de nous… deux loups, dit la légende, l’un incarnant le mal, la colère, l’envie, la supériorité et l’égo; l’autre le bien, c’est à dire l’espoir, l’humilité, la bienveillance et la compassion.

Invariablement, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs, le vainqueur est celui que nous nourrissons.

XAVIER ALBERTI