jeudi, mars 12, 2020

Coronavirus : des journalistes français en Italie appellent à prendre "enfin la mesure du danger"

https://www.franceculture.fr/societe/coronavirus-les-journalistes-francais-en-italie-appellent-a-prendre-enfin-la-mesure-du-danger


Tribune |Une trentaine de journalistes français et francophones établis en Italie lancent un cri d'alarme à la lumière de ce qu'ils ont observé ces derniers jours de la progression fulgurante de la maladie. Ils estiment aussi de leur "devoir de sensibiliser la population française".
Un employé municipal désinfecte le pont du Rialto à Venise, le 11 mars 2020.

Un employé municipal désinfecte le pont du Rialto à Venise, le 11 mars 2020. Crédits : Marco Sabadin - AFP
Ce jeudi, l'Italie a dépassé le cap des 1 000 morts du Covid-19. Avec un total de 1 016 décès pour plus de 15 000 cas enregistrés, a annoncé la protection civile. Le nombre de décès supplémentaires (189) étantsensiblement le même que celui annoncé la veille (196). Soit le pays le plus touché par la pandémie en Europe, désormais totalement confiné. C'est dans ce contexte que 31 journalistes français et francophones, dont notre correspondant Bruce de Galzain, publient une tribune pour alerter les autorités publiques françaises et européennes ainsi que la population française. Voici leur constat et leur appel.
"Journalistes en Italie pour des médias français et francophones, nous couvrons depuis le début la crise épidémique du coronavirus dans la Péninsule. Nous avons pu constater la progression fulgurante de la maladie et avons recueilli les témoignages du personnel de santé italien. Beaucoup nous font part de la situation tragique dans les hôpitaux, les services de thérapie intensive saturés, le triage des patients, ceux - les plus faibles - que l'on sacrifie faute de respirateurs artificiels suffisants.
Par conséquent, nous considérons qu'il est de notre responsabilité d'adresser un message aux autorités publiques françaises et européennes pour qu'elles prennent enfin la mesure du danger. Tous, nous observons en effet un décalage spectaculaire entre la situation à laquelle nous assistons quotidiennement dans la péninsule et le manque de préparation de l'opinion publique française à un scénario, admis par l'énorme majorité des experts scientifiques, de propagation importante, si ce n'est massive, du coronavirus. Hors d’Italie aussi, il n'y a plus de temps à perdre.
Nous estimons qu'il est de notre devoir de sensibiliser la population française. Souvent, les retours qui nous arrivent de France montrent qu'une grande partie de nos compatriotes n'a pas changé ses habitudes. Ils pensent qu'ils ne sont pas menacés, surtout lorsqu'ils sont jeunes. Or, l’Italie commence à avoir des cas critiques relevant de la réanimation dans la tranche d’âge 40-45 ans. Le cas le plus éclatant est celui de Mattia, 38 ans, sportif et pourtant à peine sorti de 18 jours de thérapie intensive. Il est le premier cas de Codogno, fin février, au coeur de la zone rouge dans le sud de la Lombardie.
Par ailleurs, certains Français n’ont pas conscience qu’en cas de pathologie grave, autre que le coronavirus, ils ne seront pas pris en charge correctement faute de places, comme c’est le cas en Italie depuis plusieurs jours. Soulignons aussi que le système sanitaire impacté aujourd'hui est celui du Nord, soit le meilleur d’Italie, un des meilleurs en Europe.
La France doit tirer les leçons de l’expérience italienne."
- Manuella Affejee, de la rédaction francophone de Radio Vatican
- Delphine Allaire, de la rédaction francophone de Radio Vatican
- Salvatore Aloïse, correspondant ARTE
- Olivier Bonnel, de la rédaction francophone de Radio Vatican
- Bertrand Chaumeton, réalisateur radio
- Marie Duhamel, de la rédaction francophone de Radio Vatican
- Ariel F. Dumont, correspondante de Marianne, Le Quotidien du Médecin
- Antonino Galofaro, correspondant Le Temps
- Bruce de Galzain, correspondant permanent de Radio France en Italie
- Marine Henriot, de la rédaction francophone de Radio Vatican
- Arthur Herlin, directeur de l’agence i.Media
- Richard Heuzé, Politique internationale
- Blandine Hugonnet, journaliste pigiste
- Franck Iovene, AFP
- Éric Jozsef, correspondant Libération et RTS
- Anne Le Nir, correspondante RTL/La Croix
- Marc-Henri Maisonhaute, journaliste pigiste
- Francesco Maselli, correspondant l’Opinion
- Alban Mikoczy, correspondant France2/France3
- Jean-Charles Putzolu, Radio Vatican
- Quentin Raverdy, journaliste pigiste
- Xavier Sartre, de la rédaction francophone de Radio Vatican
- Eric Sénanque, correspondant RFI au Vatican
- Valérie Segond, correspondante Le Figaro
- Nicolas Senèze, envoyé spécial permanent de La Croix au Vatican
- Anne Tréca, correspondante RTL
- Valentin Pauluzzi, correspondant L'Équipe
- Arman Soldin, envoyé spécial AFPTV
- Matteo Cioffi, correspondant sportif Rfi
- Natalia Mendoza, correspondante de France 24
- Manuel Chiarello, Jri indépendant

lundi, mars 09, 2020


https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-09-mars-2020



L'avocate pénaliste Marie Dosé est l'invitée de Léa Salamé. Elle est l'une des co-signataires de la tribune "Aucune accusation n'est jamais la preuve de rien", parue ce week-end dans le journal Le Monde.
Marie Dosé
Invitée de France Inter ce lundi matin pour expliquer la démarche qui l'a conduit à signer, avec 100 autres avocates, une tribune pour rappeler le principe de la présomption d'innocence notamment dans l'affaire Polanski, la pénaliste Marie Dosé a expliqué avoir hésité avant d'accepter l'invitation. 
"J'ai peur de vous parler", explique-t-elle, demandant : "Est-ce que c'est normal que moi, avocate, j'aie failli ne pas répondre à votre invitation ? Je sens que la libération de cette parole est en train de confisquer les autres". 
Il n'est pas normal qu'en rappelant les grands principes de l'état de droit, on ait peur d'intervenir publiquement.
"La difficulté, c'est que si, à chaque fois que je rappelle l'état de droit, les victimes de violences sexuelles considèrent que je leur fais offense, on arrive à une catastrophe", ajoute-t-elle. 
"Nous avons eu l'idée d'écrire cette tribune parce qu'il est temps que dans ce débat, qui malheureusement n'est plus un débat, nous avons le sentiment qu'on oublie les principes du droit", précise-t-elle, expliquant que la tribune ne défend pas Roman Polanski, mais qu'elle "défend les principes de notre droit". 
"Nous connaissons l'inégalité entre les hommes et les femmes dans notre milieu, nous défendons les femmes et les victimes et nous défendons aussi ceux qui sont accusés. Et nous avons peur d'un glissement vers un tribunal de l'opinion publique et vers une forme de censure qui ne peut pas coller avec notre état de droit", détaille Marie Dosé. 
"Le droit est d'abord le moyen de lutter contre l'arbitraire", justifie-t-elle. "On ne peut pas être condamné sur une simple accusation sinon on glisse vers l'arbitraire. Nous sommes nombreuses à savoir qu'une plainte n'est pas toujours un viol ou une violence sexuelle. Il faut se prémunir contre l'arbitraire, et la présomption d'innocence comme la prescription sont d'abord des instruments contre l'arbitraire".
Ainsi selon elle, l'imprescribilité est une mauvaise idée : "Il va y avoir une augmentation des classements sans suite parce que les délais de prescription ont augmenté. Une femme qui pense à 48 ans avoir été victime d'un viol à 3 ou 4 ans peut déposer plainte, et le mis en cause aura 75, 80, 90 ans : on ne pourra rien prouver, ce sera doublement traumatique pour cette femme qui considérera que la justice n'aura pas réussi à faire son travail", explique Marie Dosé. 
"La prescription est une sécurité, puisqu'on ne peut plus rien prouver : quarante ans après, on ne peut plus avoir de preuve. L'immortalité de l'accusation ne peut pas exister dans un état de droit"

samedi, mars 07, 2020

De quoi le coronavirus est-il le nom ?


https://xavieralberti.org/2020/03/04/de-quoi-le-coronavirus-est-il-le-nom/



Soudain tout s’est arrêté. Les avions, les usines, les rassemblements, les voyages, tout. Le monde bas carbone appelé de leurs voeux par bon nombre d’occidentaux s’est subitement mis en place, sans préavis, sans préparation, sans hésitation, comme si nous avions appuyé sur un interrupteur. Plus fort que Greta, plus puissant que l’accord de Paris, plus saisissant que Occupy Wall Street, le Covid-19 a eu raison de tout.
Car il a suffit d’un virus inconnu pour que nous décidions collectivement, presque unanimement, sans vote, sans sommet, sans résolution, sans même de polémique, qu’il fallait agir radicalement et immédiatement, en confinant des millions de personnes, en désertant les rues, en asséchant le commerce globalisé, en vidant les temples, les musées, les pèlerinages et même les bénitiers pour faire cause commune mondiale contre… un gros rhume.
Il ne faut pour autant pas minimiser la nature de ce virus, ni jeter en bloc les mesures qui ont été prises, d’abord parce que ce que nous savons aujourd’hui du coronavirus, nous l’ignorions il y a un mois, ensuite parce que même si la virulence de ce virus est jusqu’à présent plus faible que craint, il tue les plus vulnérables et enfin parce que les chiffres contenus de sa propagation sont d’abord la conséquence des mesures radicales qui ont été prises.
Mais quand même…
La ralentissement de la croissance mondiale ? Rien à faire !
Les bourses qui s’effondrent ? Rien à faire !
Les entreprises à l’arrêt ? Rien à faire !
La prise de température automatique par caméras thermiques ? C’est bien !
L’annulation des évènements culturels, sportifs, religieux, commerciaux dans le monde entier ? Facile !
Le confinement de villes entières ? Logique !
Les avions cloués au sol ? Broutille !
Les quarantaines forcées dans des villages de vacances ? Bien sûr !
Le report des Jeux Olympiques ? Pourquoi pas !
L’arrêt des chaines de fabrication d’iPhone ? Tranquille !
Soudain, sans que nous ne rechignions jamais, nous avons accepté tout ce qui jusque-là nous faisait horreur, à commencer par l’entrave à la libre circulation des personnes et des marchandises… et c’est finalement logique, puisque dans cette époque où tout est grave, rien ne nous excite plus que la catastrophe, que l’urgence, que la « breaking news », bref, tout ce qui nourrit une civilisation dopée à l’adrénaline.
À force d’avoir banalisé l’extraordinaire, l’ordinaire s’est mu en exceptionnel. « Le Covid-19 est un virus respiratoire assez banal » pour reprendre les termes exacts du professeur Daniel Camus, spécialiste en maladies infectieuses et maladies émergentes à l’Institut Pasteur de Lille. Il tue, mais il tue peu… moins qu’une saison de grippe, moins que le paludisme, moins que la diarrhée ou la malnutrition, moins que les accidents de la route, la tuberculose ou le diabète, moins que la guerre en Syrie, le blocus du Yemen ou la pollution dans les mégalopoles. Moins, beaucoup moins. Mais voilà, le paludisme, la tuberculose ou le blocus du Yemen, ça ne mérite pas de « breaking news », ça ne fait pas les gros titres et ça ne fait pas d’audience parce que ça n’excite personne.
Voilà donc le premier enseignement de ce spasme: Le coronavirus n’est pas le nom d’une crise sanitaire mondiale, il est d’abord une nouvelle manifestation du fonctionnement débridé d’un modèle basé sur la croissance et qui ne se régule que par le dysfonctionnement.
Le coronavirus est également un nouveau symptôme plus grave, plus profond et finalement plus virulent de la névrose obsessionnelle de nos société contemporaines, des sociétés où tout se consomme, où tout se consume, où tout se dévore comme un menu big mac, vite, seul et salement, comme n’importe quelle marchandise, à commencer par l’information quand elle est sensationnelle ou sensationalisable.
Mais il y a un second enseignement, plus réjouissant, plus étonnant, plus précieux finalement, car la crise du coronavirus c’est aussi la démonstration de notre incroyable capacité d’adaptation, d’action et de réaction, celle-là même qui nous fait tant défaut face aux sujets véritablement vitaux et devant lesquels nous nous tordons les doigts en nous répétant inlassablement qu’il n’y a pas de problème qu’une absence de réponse ne finisse par régler. Dès lors, et même si nous sur-réagissons face au Covid-19, nous démontrons dans le même temps que nous savons réagir, que nous savons détecter un péril et que nous savons encore nous mobiliser mondialement, collectivement, presque solidairement.
Qu’attendons-nous pour faire preuve de la même volonté et de la même efficacité dès lors qu’il s’agirait de sauver des centaines de milliers d’enfants du froid et des bombes à Idlib, des millions de familles de la faim en Afrique, des centaines de millions d’êtres humains de l’exode partout où le niveau des mers les chassera bientôt, ou même des milliers de migrants, entassés sur des canots pneumatiques, et qui se noient sous nos yeux en Méditerranée…
Malheureusement, pour l’heure, cette capacité à agir ne se manifeste que pour perpétuer plutôt que pour transformer et le principe d’action qui a prévalu comme jamais depuis quelques semaines n’est que le réflexe de protection de notre modèle avant sa remise en marche totale. Car, rassurons-nous, une fois achevé le looping Covid-19, nous reprendrons la course folle de ce Roller-Coster mondial à la rencontre d’un nouveau virage serré où les mêmes sensations déclencheront les mêmes cris hystériques, les mêmes plateaux télé, les même réunions de crise, les mêmes décomptes journaliers, les mêmes images choc, tous acteurs, réalisateurs et producteurs de ce film catastrophe auquel nous participons H24 et dans lequel s’enchaînent les scènes toujours plus spectaculaires d’un incendie géant en Australie, d’un crack boursier à New York, d’une tuerie de masse à Las Vegas ou d’un nouveau virus à Wuhan.
Il y a dans la façon dont nous investissons toutes ses crises successives et dans la puérilité qui nous empêche d’en tirer les bons enseignements, les excès et l’inconsistance  d’une société adolescente et qui peine à en sortir. Nul doute pourtant que notre civilisation occidentale soit en pleine mue, entre deux âges, profitant des dernières heures de cet été qui s’étire depuis l’avènement du capitalisme mondialisé; nul doute également que nous ayons expérimenté au cours de cet âge notre capacité à vivre et à survivre, à détruire et à construire, à prendre et à rendre. Nous savons désormais parfaitement de quoi nous sommes capables. Il nous reste à savoir ce que nous choisirons de faire dans ce nouvel âge, du pire ou du meilleur.

vendredi, mars 06, 2020

Bruckner – De quoi Roman Polanski est-il le nom ?


https://www.lepoint.fr/debats/bruckner-de-quoi-roman-polanski-est-il-le-nom-05-03-2020-2365957_2.php



RIBUNE. Invité à la cérémonie des César, Pascal Bruckner a assisté au naufrage de la pensée et à la naissance d'un nouvel antisémitisme.
 


Publié le  | Le Point.fr


Roman Polanski le 2 mai 2018.



Présent vendredi soir à la soirée des César 2020, j'ai eu le sentiment de vivre en direct le premier pogrom « féministe » de la France d'après-guerre. Jean-Pierre Darroussin refuse de prononcer le nom de « l'innommable » gagnant et crache quelques syllabes dégoûtées. Florence Foresti, animatrice de la soirée, égrène les patronymes de prédateurs sexuels connus, DSK, Epstein, Weinstein avec une allusion à Patrick Bruel en omettant curieusement celui de Tariq Ramadan. Adèle Haenel et Céline Sciamma, dépitées, se lèvent à l'annonce du prix du meilleur réalisateur gagné par Polanski et crient leur honte de la cérémonie. Alors que des manifestantes s'insurgent en dehors de la salle Pleyel, on a vu en quelques heures se succéder une série de symptômes qui rappelaient étrangement la France des années 30, mais avec des acteurs nouveaux. Polanski est d'abord le nom d'une haine de l'homme « blanc, vieux, hétérosexuel, andro centré » pour reprendre les mots d'Adèle Haenel dans une interview au New York Times. Mais au cours de la soirée, cette allergie au mâle blanc s'est muée soudain en catalogue new-look de l'antisémitisme d'hier.
Voilà que l'Affaire Dreyfus fait un retour inopiné en 2020 : les anti-dreyfusards de la fin du XIXe siècle ont trouvé chez nos passionarias des héritières inattendues. Qui est désormais le bouc émissaire dont l'existence, à en croire certaines, déshonore le pays tout entier : un petit juif polonais, citoyen français, qui a échappé à toutes les persécutions, celles des nazis, des staliniens, de la droite morale américaine après l'assassinat de son épouse Sharon Tate mais qui pourrait bien succomber à la vindicte de « féministes » qu'il faudrait appeler plutôt des purificatrices médiévales. C'est Virginie Despentes qui mange le morceau dans un article tout en fureur surjouée, lundi 2 mars dans Libération, lorsqu'elle écrit à l'adresse des jurés des César, tous des hommes « dominants et délinquants » : « Il n'y a rien de surprenant à ce que vous ayez couronné Polanski, c'est toujours l'argent qu'on célèbre dans ces cérémonies, le cinéma on s'en fout. » Le rapprochement est peut-être involontaire, il est du moins maladroit. Qui aime l'argent, le chérit comme un dieu, en fait commerce, usage et usure ? On connaît la réponse. Le Juif, qui est à la fois lubrique et cupide. Il est vrai que Virginie Despentes déchirée entre son idéal de rebelle et son statut de notable des lettres avait manifesté une certaine tendresse pour les tueurs de Charlie Hebdo en 2015 et leurs massacres des douze dessinateurs et collaborateurs du magazine. Ceci explique peut-être cela. Comment des acteurs, des comédiennes et des metteurs en scène qu'on admire, une écrivaine riche et reconnue peuvent-ils basculer ainsi dans la mécanique folle du bouc émissaire ? La haine tient chaud et soude un groupe mieux que tout. Celle que Polanski concentre aujourd'hui a atteint un tel niveau d'incandescence que l'on peut craindre pour sa sécurité.


Le ministre de la Culture s'est transformé en « ministre de la Censure »

« Violeur on te voit, victime on te croit », criaient les protestataires vendredi soir. Les plus radicales hurlaient : « Le kérosène, c'est pas pour les avions, c'est pour brûler violeurs et assassins. » Voici revenue la grande ombre du bûcher qui servait dans l'Europe médiévale à brûler les sorcières, les hérétiques, les Vaudois ou les Cathares, les Maures dans l'Espagne de la Reconquista, les Réformés à partir du XVIe et, bien entendu, les Juifs, à toutes les époques. Des Terriennes, membres d'un groupuscule, ont tweeté, en réaction aux gaz lacrymogènes des policiers : « C'est Polanski qu'il faut gazer. » Ah que ce retour du refoulé est aimable ! Comment se fait-il qu'une certaine extrême gauche d'aujourd'hui ressemble tellement à une certaine extrême droite d'autrefois ? L'historien Léon Poliakov l'avait bien établi : dès qu'une société se fracture en Occident, c'est autour de la figure du Juif maudit qu'elle se ressoude.


Il était déjà scandaleux qu'on ait voulu empêcher la projection de J'accuse à sa sortie, tenté de criminaliser les spectateurs, bloqué l'entrée de certains cinémas, même si ces appels ont, par contraste, transformé le film en objet désirable. C'est la bêtise de l'interdit que de rendre attrayant ce qu'il veut empêcher. Le réalisateur franco-polonais est devenu ainsi, en raison de son immense talent, un damné très récompensé. Il est encore plus désolant que le ministre de la Culture se soit transformé en « ministre de la Censure », en regrettant l'attribution du prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski. Tout aussi déplacées les interventions de Sibeth Ndiaye et de Marlène Schiappa qui se sont jointes d'une seule voix à la curée. Que je sache, nous sommes en France et non dans l'URSS d'hier. Il faut dans cette attitude faire la part du conformisme : comme l'a bien établi René Girard, si vous ne voulez pas être crucifié, vous devez participer vous-même à la crucifixion.

Samantha Geimer est honnie par les féministes doloristes

On le sait, Roman Polanski, condamné en 1977 pour viol sur mineur, a plaidé coupable. Il a fait 42 jours de prison et payé une forte amende dans la tradition juridique américaine. Incarcéré à nouveau en 2009 à Zurich pour deux mois, après qu'une demande d'extradition a été adressée à Berne par la justice californienne, il a été relâché, les autorités helvétiques jugeant le dossier non concluant. Sa victime, Samantha Geimer, non seulement lui a pardonné, mais l'a félicité pour les différentes récompenses qu'il a reçues. Elle a en 2009 supplié la justice américaine d'abandonner les poursuites contre son ancien agresseur et se dit débarrassée du traumatisme de l'agression. Elle s'est reconstruite, mène une vie parfaitement heureuse. À l'envers de tout le courant actuel, elle refuse de faire de l'état de victime une identité, ce qui lui vaut d'être honnie à son tour par les féministes doloristes.


Mais l'affaire Polanski ne fait que commencer : une série d'accusations tombe en rafales. Un citoyen israélien, producteur et agitateur, Matan Uziel, promet de payer 20 000 dollars à toute personne qui pourrait incriminer Roman Polanski et reçoit les témoignages de cinq femmes, âgées de 9 à 15 ans au moment des faits présumés. D'autres vont suivre jusqu'à Valentine Monnier en novembre 2019, trois jours avant la sortie du film, dont Polanski conteste la version. Les actes sont prescrits, aucune poursuite judiciaire n'est aujourd'hui engagée contre le cinéaste. Là est son crime. Il n'y a aucune preuve, ce qui est bien la preuve ultime de son ignominie. Comme me l'objectait une journaliste, quand douze femmes vous accusent, c'est que vous êtes coupable. Polanski avait déjà répondu à ce type d'arguments : un mensonge, répété 1 000 fois, devient une vérité. Le cinéaste est ainsi devenu la figure du Monstre, celui dont la mort ou la disparition soulagerait les tensions de la communauté. Dans son cas, la présomption d'innocence s'est muée en certitude d'infamie. Quoi qu'il dise, il est inaudible. Dénoncer suffit : c'est la pratique américaine du name and shame. Le simple énoncé de votre nom suffit à vous placer sur un Mur de la honte où vous serez exposés à la colère de tous.

Le lynchage restera toujours l'arme favorite des impatients

Ce n'est pas seulement le droit de Roman Polanski à une défense argumentée qu'il faut défendre, c'est l'existence d'une justice démocratique qui ne dépende pas du tribunal de l'opinion, lequel transforme la foule en meute. Il a fallu tant de siècles, depuis l'Ancien régime, pour instaurer les garanties d'un procès équitable, installer la séparation des pouvoirs et construire un État de droit. Mais nos enragées balayent ces acquis. Foin des procédures complexes, des contre-interrogatoires, du travail des avocats, de la délibération des juges. La justice est lente, imparfaite ; le lynchage restera toujours l'arme favorite des impatients. Si une femme pointe un doigt vengeur sur un homme, surtout s'il est blanc, le voilà immédiatement incriminé. La lutte contre le viol et les agressions sexuelles est fondamentale. Et il faut saluer comme une victoire les avancées en matière de répression des crimes commis sur les femmes et les enfants. Mais ces progrès risquent de se transformer en exécration du genre masculin tout entier. Tout individu pourvu d'un pénis est un tueur en puissance : car le pénis, vous le savez, est une arme de destruction massive.
Le réalisateur Ladj Ly a été condamné à 3 ans de prison pour violences et voies de fait, dont un avec sursis : malgré quelques proclamations insultantes vis-à-vis de la féministe Zineb El Rhazoui, on estime à juste titre qu'il a payé sa dette à la société et que la récompense des Misérables est méritée. Ladj Ly est un jeune de banlieue, musulman et « racisé » selon la novlangue actuelle. Polanski, lui, n'a droit à aucune indulgence. Rien n'apaisera jamais son crime : celui d'être ce qu'il est, un homme blanc, hétérosexuel, vieux... et juif. Il est préoccupant que la grande cause du féminisme se dévoie dans ces passions mauvaises.

mardi, mars 03, 2020

Une affaire en forme de «poupées russes»





Une affaire en forme de «poupées russes»

Bons baisers de Russie



La fin de parcours chaotique de l’ex-candidat à la mairie de Paris, Benjamin Griveaux, vaut le détour. La situation prête à sourire mais se veut bien plus grave et révélatrice qu’elle en a l’air.


L’affaire Benjamin Griveaux met en perspective un encastrement de ressorts, de causes et d’effets comme l’emboîtement de ces poupées russes appelées « matriochkas ». La plus petite de ces poupées de bois colorées est manifestement russe d’ailleurs, puisque celui par lequel le scandale est arrivé est de nationalité russe : Piotr Pavlenski. Ce personnage sulfureux pourrait bien sûr n’être qu’un leurre. Une poupée un peu plus grande manipulerait cette première poupée russe ; elle serait constituée par une nébuleuse de jalousie, de vengeance, de ressentiments personnels, dont la cible dépasserait la personne du désormais ex-candidat à la mairie de Paris. Mais bien sûr ces deux figurines qui se sont avancées d’elles-mêmes sur le devant de la scène peuvent également être instrumentalisées par des acteurs plus puissants à l’identité plus incertaine qui constitueraient le troisième niveau de la structure.
Le Russe Pyotr Pavlensky (photographié ici en 2012) est un agitateur suspecté d'avoir organisé la diffusion de la vidéo volée olé olé de Benjamin Griveaux © ENPOL/SIPA Numéro de reportage  : 00669975_000001
Le Russe Pyotr Pavlensky (photographié ici en 2012) est un agitateur suspecté d’avoir organisé la diffusion de la vidéo volée olé olé de Benjamin Griveaux © ENPOL/SIPA Numéro de reportage : 00669975_000001
Toutefois, si l’hypothèse de complot n’est pas à écarter d’emblée étant donné la multiplication des soupçons d’ingérence de certaines puissances étrangères dans la politique d’autres Etats, elle ne constitue sans doute pas la dimension la plus inquiétante de cette affaire. Quant au penchant au voyeurisme au sein des populations, il n’est pas non plus une découverte, même s’il est navrant de le constater une nouvelle fois. Cette odieuse dictature de la transparence en politique ne doit pas être confondue, même si elle y participe pleinement, avec le contexte global qui rend possible toute l’affaire : la remise en cause radicale de la notion même de l’individu libre.
La morale prime sur le légal et le légal tend à s’aligner sur la morale. Le licite se confond avec le moralement acceptable. Toute entorse à l’injonction de cohérence entre vie publique et vie privée est répréhensible et légitimement sanctionnée par le tribunal du Peuple, c’est-à-dire aujourd’hui des réseaux sociaux et des médias

Privé, public, croyances et raison

Ce qui s’est mis en place avec l’avènement de ce que j’appelais il y a déjà quelques années, les « nouveaux autoritaires » (Editions du Moment, 2016), c’est en effet une nouvelle relation entre une conception dévoyée de la liberté des personnes et un certain radicalisme politique instaurant le principe de la contrainte sans limite. Ce nouvel autoritarisme confine au totalitarisme tant il vise à dominer l’ensemble des activités humaines, jusque dans l’intimité des alcôves et même des pensées, des désirs. De la base au sommet de la société, certains, de plus en plus nombreux ou du moins toujours plus puissants, imposent leur définition du Bien, conçue comme une vérité absolue, révélée par dieu, ou immanente au Peuple investi de la légitimité suprême.
Les personnes sont considérées comme appartenant toutes entières à l’ordre social qui est un ordre rigoureusement moral. Aucune parcelle d’autonomie, aucune zone d’ombre, aucune marge d’erreur ou d’incertitude n’est permise. Aucune prise de distance, aucune réserve, aucun espace de privauté n’est reconnu à l’individu. Finis l’humour et le second degré, la transgression verbale entre intimes, le secret des reins et des cœurs, la liberté des fantasmes, mais également la prise en compte des paradoxes, des ambiguïtés, des ambivalences des êtres et des choses. Finie donc évidemment, la distinction entre sphère privée et vie publique. Finie enfin la distinction entre croyances et raison.

Le manichéisme en force

L’individu est à nouveau conçu comme une personne totale, ou toute bonne ou toute mauvaise, selon qu’elle se conforme ou non à la pensée politiquement correcte du moment. On a ainsi pu entendre sur un plateau de chaîne info en continu, à propos de la vidéo des ébats de Benjamin Griveaux, que la pratique de « l’adultère révèle la nature malhonnête de l’homme potentiellement dans toutes ses actions ». L’adultère n’est pourtant plus un délit pénal en France depuis 1975. Il reste cependant répréhensible moralement voire même civilement au regard de l’orthodoxie monogamique. Un responsable politique pourra donc être sanctionné politiquement pour avoir dérogé à la morale conjugale dominante.
C’est bien ce qui s’est déjà produit avec Dominique Strauss-Kahn, contraint au retrait de toute fonction politique et charge publique, pour cause de « déviationnisme sexuel ». Car sous couvert de « domination de classe » prétendument exercée sur une femme de chambre, ou à travers l’accusation surréaliste de « proxénétisme », ce qu’on lui a reproché en fait, alors même qu’il a obtenu relaxe et non-lieu de la justice pénale, c’est son libertinage et ses pratiques sexuelles supposées relever du sadomasochisme. Et sur la base de rumeurs et d’accusations qui n’ont pu être prouvées en justice, mais parce que selon l’adage, « on ne prête qu’aux riches », DSK est devenu la figure emblématique honnie du « prédateur sexuel » que tout homme serait en puissance, et du politique en qui on ne peut jamais avoir confiance.

La loi et la morale

Au nom du « respect » et de la justice, un certain terrorisme intellectuel et de plus en plus de pratiques d’agression physique induisent alors des attitudes d’autocensure et de mise en conformité protectrice. Comme sous tous les totalitarismes, une minorité d’activistes confortés par le silence lâche et/ou complice d’une large majorité, terrorise les opposants potentiels, les dissidents, les réfractaires passifs et les imprudents. Le conformisme choisi des uns, alimente celui subi des autres, et réciproquement. Quant aux contrevenants téméraires, insouciants ou inattentifs, ils seront sévèrement réprimés.
Tandis que les années 70 avaient vu progressivement s’étendre le champ des libertés individuelles, notamment concernant la vie sexuelle, un retournement de situation se manifeste à partir des années 2000
La morale prime sur le légal et le légal tend à s’aligner sur la morale. Le licite se confond avec le moralement acceptable. Toute entorse à l’injonction de cohérence entre vie publique et vie privée est répréhensible et légitimement sanctionnée par le tribunal du Peuple, c’est-à-dire aujourd’hui des réseaux sociaux et des médias. L’éthique, cette conduite individuelle éclairée par une exigence morale toute personnelle, relevant du libre arbitre (qui peut au demeurant coïncider avec la morale dominante), est confondue avec le respect de l’ordre moral, imposé par le plus grand nombre et/ou le plus fort.
Tandis que les années 70 avaient vu progressivement s’étendre le champ des libertés individuelles, notamment concernant la vie sexuelle, un retournement de situation se manifeste à partir des années 2000. D’étranges convergences se produisent alors entre d’une part, des préceptes moraux traditionnels religieux, notamment à la faveur d’une nouvelle vague d’islamisation à travers le monde, et d’autre part, de nouvelles injonctions issues paradoxalement du mouvement de libération des années 70 : libération des femmes et des homosexuels, hypostasie du particulier et retour à la « nature ». Car l’individualisme, que l’on confond trop souvent avec l’égoïsme et le consumérisme de nos sociétés occidentales, est difficile à assumer. Il faut bien des ressources psychologiques et matérielles pour s’affirmer comme un individu libre et assumer ses choix. Le besoin de se conformer pour soi-même se retourne alors en volonté d’imposer à tous, la parole d’orthodoxie que l’on vient de découvrir ou de redécouvrir.
Radicalité et conformisme sont les deux faces d’un autoritarisme diffus ou plus institutionnalisé. Un autoritarisme qui ne part pas seulement de la base pour propulser au sommet du pouvoir des autocrates, mais qui se répand aussi au sein des sociétés et s’exprime sous la forme d’une demande plus ou moins confuse de prise ou de reprise en main, de remise en ordre ou de « rappel à l’ordre ». L’autoritarisme est ainsi le produit de la société moralisatrice qui promeut conformisme et servitude volontaire, et du pouvoir politique qui tend à l’autocratie par sa manière forte, tous concurrents dans le justicialisme qui venge, brutalise, rassure et angoisse à la fois. Tyrannie moralisante et dérive totalitaire bien inquiétantes en tout état de cause…