Raphaël Enthoven : « Le mouvement des gilets jaunes n'ira
pas plus loin »
DANIEL FORTIN / Rédacteur en chefDOMINIQUE SEUX / Directeur
délégué de la rédaction Le 08/03 à
06:45Mis à jour à 12:29
Le philosophe
essayiste Raphaël Enthoven.
Le philosophe et essayiste Raphaël Enthoven. - Constant
Formé-Bècherat/Hans Lucas/AFP
Près de quatre mois après la crise des « gilets jaunes »,
l'essayiste Raphaël Enthoven analyse pour « Les Echos » ce mouvement dont
l'insigne faiblesse, selon lui, est de n'avoir jamais fait l'effort de passer
du rejet au projet.
Le mouvement des « gilets jaunes » a commencé mi-novembre.
Presque quatre mois après, qu'en reste-t-il ?
On pourrait dire aussi que les « gilets jaunes » sont
apparus à Athènes, au VIe siècle avant notre ère, quand s'est ouvert un abîme
entre les possédants et le petit peuple surendetté. Ou qu'on les retrouve à
Rome, un siècle plus tard, quand l'oligarchie se vit opposer un refus plébéien
de s'engager dans l'armée. En fait, les « gilets jaunes » sont aussi anciens
que la démocratie elle-même, dont ils contestent les institutions chaque fois
qu'elle échoue à garantir les libertés matérielles. Rien de nouveau dans les
cérémonies saturnales auxquelles nous assistons depuis novembre. Que reste-t-il
d'une colère qui n'a jamais réussi à condenser en propositions précises ? Pour
le meilleur : l'irremplaçable sentiment d'une fraternité retrouvée,
l'expérience précieuse d'une solidarité concrète et le retour sur le devant de
la scène de l'éthique de conviction, et (tout de même) dix milliards d'euros de
concessions... Mais pour le pire, l'amertume d'un mouvement qui n'a jamais fait
l'effort de passer du rejet au projet, le gâchis d'avoir refusé toute
députation (qui les prive d'une liste aux européennes) et la désolation d'avoir
basculé dans la violence ad hominem. Le mouvement peut continuer indéfiniment
(c'est agréable de se retrouver chaque samedi) mais, à mon avis, il n'ira pas
plus loin.
De quels symptômes a-t-il été l'expression ?
Ou de quelles pathologies a-t-il été le symptôme ? Elles
sont nombreuses. Le sentiment que ce qui manque a été dérobé par ceux qui ont
davantage ; le sentiment que la faiblesse est une vertu, et la force une
méchanceté ; l'illusion que l'égalité des droits est une égalité des
compétences (et « qu'on va leur apprendre à gouverner, à tous ces incapables !
») ; la confusion de ce qu'on souhaite et de ce qu'on croit (l'attentat de
Strasbourg est une manoeuvre, puisque ça m'arrange de le penser) ; le sentiment
que la colère est tellement légitime qu'elle est dispensée d'avoir un contenu
précis (le dessinateur Xavier Gorce résume la chose en une phrase : « Nous exigeons
! Mais n'essayez pas de nous piéger en nous demandant quoi ») ; le désir de
penser qu'on vit en dictature pour justifier le fait, en retour, de s'en
prendre à des symboles de l'Etat ; la faiblesse, en somme, d'un mouvement qui
s'est complu dans le refus et s'est privé de moyens d'action concrets
(c'est-à-dire de porte-parole) au moment où il avait l'oreille des Français.
Tant pis.
La société française a-t-elle vécu - hors élections - ce que
d'autres pays, le Royaume-Uni, l'Italie, les Etats-Unis vivent à l'occasion de
rendez-vous électoraux ? Bref, est-ce notre système institutionnel qui est
incapable de « réguler » les mécontentements ?
La violence des 'gilets jaunes' tient au désir de fabriquer
un ennemi, plus qu'à l'envie de l'abattre.
Ce ne sont pas les institutions qui sont en cause, mais les
partis politiques. Aucun d'eux n'était en mesure d'incarner le mouvement. Ni
les insoumis qui, en jetant de l'huile sur le feu, ont vendu leur âme pour une
bouchée de pain. Ni l'UPR, dont l'entrisme culmine en quelques lignes
europhobes dans des faux tracts « officiels ». Ni DLF malgré les surenchères
complotistes de Dupont-Aignan. Ni le Rassemblement national, dont la cheffe
démonétisée n'arrive pas à applaudir ni à désavouer des agressions de gendarmes.
Aussi le mouvement n'a-t-il jamais réussi à se donner une colonne vertébrale.
Il n'y a pas d'opposition en France, susceptible de canaliser le
mécontentement. Juste des groupuscules, des parasites et des récupérateurs qui
font la danse du ventre en « gilet jaune ». La France n'est pas un pays
dépolitisé, dont les citoyens apathiques se contenteraient d'aller dans
l'isoloir une fois tous les cinq ans. Mais un pays hyperpolitisé, dont les
vigilants citoyens se méfient des gens qu'ils ont élus. Or, quand personne ne
capte cette méfiance pour la mettre en discours, elle culmine dans la haine et
la violence.
Quel est votre avis de philosophe sur la part de
l'économique (pouvoir d'achat ou autre) et de la revendication sociétale
(isolement, mépris de classe etc.) dans l'avènement de ce mouvement ?
Quand on galère, il est normal qu'on s'accroche à la
solidarité comme à l'objet de son amour, et au gouvernement comme à l'objet de
sa haine. Mais les gens qui se contentent d'expliquer ce mouvement par la
détresse ou la misère peinent à expliquer la disparité des « gilets jaunes ».
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jaunes »
Et pour cause : il y a bien autre chose dans cette révolte,
qui tient davantage à la représentation, qu'à la justice. L'enjeu n'est pas
simplement d'améliorer les conditions de vie en se donnant le gouvernement pour
bouc émissaire, mais d'accéder à la visibilité. De ce point de vue, l'objet
gilet jaune est un coup de génie, puisqu'il rend spectaculaire l'anonymat
lui-même ! Il transforme en fierté l'absence de grade. Et il donne à la
décision de porter un gilet jaune (dont tout le monde dispose) la force d'une
conversion.
La violence verbale ou physique vous a-t-elle étonné dans ce
mouvement ou à ses marges ?
Non. La violence des casseurs n'est pas une transgression,
mais une façon d'obéir à ce que Romain Gary appelle, dans « Chien blanc », une
« société de provocation » - c'est-à-dire une société d'abondance qui pousse
indéfiniment à la consommation tout en privant une grande partie de sa
population des moyens d'assouvir les appétits qu'elle suscite... Quant à la violence des « gilets jaunes » eux-mêmes
(les guillotines, les potences, les « Brigitte, à poil ! » etc.), elle tient au
désir de fabriquer un ennemi, plus qu'à l'envie de l'abattre. L'enjeu n'est pas
de tuer le président ni de violer son épouse. Mais de se représenter le
président en souverain déchu que la guillotine menace. La violence ne sert qu'à
accréditer - en la nourrissant de son vacarme et de ses images - la thèse
absurde d'un monarque Macron bientôt étêté par des sans-culottes. La violence
des « gilets jaunes » est uniquement là pour donner corps au fantasme d'un Etat
tyrannique. Or, c'est ainsi que naissent les tyrannies : par le sentiment de
gagner en liberté quand on dénonce les lois qui la préservent.
Notre Ve République (et peut-être chacun de nous) hésite
entre le « vertical » et la demande d'« horizontal »... Quel est le bon niveau
d'administration à l'heure des réseaux sociaux ?
Le problème est plus temporel que spatial. La question de
savoir où doit se trouver le gouvernement vient après la question de savoir à
quel rythme les décisions sont prises. En somme, c'est une banalité : le temps
politique est hanté par l'immédiat. Ce qui a pour conséquence de soumettre la
décision du souverain à l'humeur de son peuple (Chirac était le champion de
cette pantinisation de lui-même, qui calait la « décristallisation » des
pensions des anciens combattants coloniaux sur le jour de la sortie du film «
Indigènes »)... Comment gouverner à ce rythme-là ? Comment voir plus loin que
le bout de son nez quand l'oeil est attiré par tout ce qui brille ? Le RIC [référendum d'initiative citoyenne,
NDLR] est à la pointe de cette involution démocratique, qui soumet le
gouvernant au temps publicitaire de la popularité, et le prive ainsi de toute
possibilité d'action dans le temps. Au temps perdu des réseaux sociaux et de la
quête de popularité, la politique exige, à l'inverse, d'opposer le temps
retrouvé, c'est-à-dire le temps long. La verticalité viendra ensuite.
D'elle-même.
Emmanuel Macron a réagi avec le grand débat... Demande-t-on
à un chef de débattre ou de décider ?
Le combat loyal du président en bras de chemise, face à des
maires courtois mais sans merci, donne une belle image de la politique.
Débattre était une décision. Et une façon de répondre à
l'accusation de n'être pas entendu. Quand les gens se sentent méprisés, quand
ils ont le sentiment d'être regardés d'en haut comme des bêtes curieuses, la
moindre des choses est de descendre dans l'arène. Un président qui se retrousse
les manches pour affronter des questions difficiles, tout en demandant aux
Français leur sentiment sur les alternatives qui se posent à lui ne donne pas de la politique une mauvaise
image. Et puis il est trompeur (à mon avis) de croire qu'on débat avant de
décider. Dans la vie comme en politique, on décide, et ensuite seulement on
délibère... D'ailleurs, les gens ne veulent pas d'un président qui change
d'avis. Mais d'un président qui ne redoute pas de les affronter.
Comment un pays peut-il passer de ce qui a paru être de
l'optimisme en 2017 à la dépression en 2019 ? Quels ressorts mentaux sont à
l'oeuvre ?
Les gens qui se réjouissaient de la victoire d'Emmanuel
Macron et ceux qui voudraient voir sa tête en haut d'une pique aujourd'hui ne
sont pas les mêmes ! Et l'on peut difficilement parler du pays entier, à chaque
fois. En revanche, les deux phénomènes (l'émergence d'En marche et le mouvement
des « gilets jaunes ») ont en commun d'avoir ubérisé les structures habituelles
de la représentation. Aucun des outils datant de l'époque où le pouvoir se
partageait en droite et gauche et Internet n'était qu'un épiphénomène ne permet
de penser adéquatement la façon dont ces mouvements sont apparus. La mise en
réseau d'un enthousiasme lui donne une force qu'aucun parti traditionnel ni
aucun organe de presse n'a jamais eu. C'est à ces apparitions fulgurantes qu'il
faut être attentif à mon sens, et non aux motifs qu'elles se donnent, et qui varient
selon les modes.
Les dirigeants sont-ils condamnés à l'impuissance dans un
monde qui se moque des frontières ?
Pas plus qu'auparavant. Comme dit Machiavel, à la fin du «
Prince » : « Ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien,
j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos
actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir. »
En d'autres termes, les dirigeants ne sont pas responsables des malheurs et des
infortunes causées par le village global, mais ils sont responsables de ce
qu'ils en font. L'impuissance n'est pas l'incapacité d'inverser le cours des
choses (qui peut cela ?), mais de baisser les bras. Aucun dirigeant ne peut
tout. Mais aucun n'a le droit de renoncer à tout entreprendre. En cela,
l'impuissance est d'abord un choix.